08.08.2013

LIVRES_Contre la démocratie par Agustín García-Calvo

Dans un coin de mon étagère, j'ai retrouvé un livre qu'un ami, éditeur de Virus, m'avait offert il y a 20 ans. Contra la paz, contra la democracia, deux conférences données par Agustín García-Calvo à Barcelone en 1991 et 1992. C'est un texte fort et lucide, très précis dans ses positions et avec cette capacité de transmission qui caractérise son auteur. Pour Agustín, parler c'est faire, et c'est ainsi qu'il se lance dans l'analyse du montage du capitalisme par le biais du langage, un sujet qui le passionne. Dans la première, il explique comment l'idée d'exalter la paix a été le moyen, voire la justification, de perpétrer la guerre comme source d'un commerce inépuisable. Une guerre interminable, quotidienne et silencieuse.



Dans le deuxième exposé sur la démocratie, il présentera ses arguments pour s'y opposer résolument. Agustín soutient que le nom de démocratie est en réalité celui de démotechnocratie ou de technodémocratie et que c'est la seule véritable forme de pouvoir, qu'il n'y en a pas d'autre. Par conséquent, la seule forme de pouvoir, la forme ultime, dans laquelle nous sommes pleinement immergés est la démotechnocratie. Elle démonte la fiction de la guerre froide qui faisait deux camps, deux blocs différents, ou celle des dictatures, qui est un mensonge. Aujourd'hui, on ne parle plus que de démocratie.



Démocratie accompagnée d'une série de signifiants maîtres qui ont fait qu'elle s'est fixée, qu'elle est solide et qu'elle est une réalité dans le monde. Et c'est précisément en interrogeant ces signifiants qu'elle tisse son opposition. Le premier est l'AVENIR. Croire que l'avenir leur appartient. 

Elle affirme clairement que l'avenir sera d'eux ou que le peuple s'éveillera, mais parce qu'elle rompt avec l'avenir. Il place plutôt le peuple dans le présent. C'est un pari. Il explique qu'il choisit de parler du peuple - alors que dans les années 90 ce terme était déjà quelque peu obsolète - parce qu'il veut l'opposer à celui d'HOMME et de PROJET, qui sont deux termes très forts de la démocratie. Il s'agit d'un choix intentionnel, d'une action basée sur le langage. Il dit : "Je ne crois pas au but, mais je parle du but". Les blessures causées par le capitalisme nous affectent tous de la même manière. Il n'y a pas de différence entre une prostituée, un drogué, un travailleur ou soi-même. Je suis l'autre.

Il rappellera que la fonction fondamentale de la démocratie est d'administrer la mort, c'est-à-dire de convertir le temps en comptables, en argent, en revenus. Dans cette proposition, on peut très bien percevoir une opération d'assassinat progressif et silencieux du désir. La vie est complètement administrée, divisée en temps de travail et en temps de loisir, ce qui est exactement la même chose, car tout est orienté vers la consommation. Tout est donc travail et c'est un travail pour rien, qui ne doit servir à rien et qui est surtout fait pour exterminer le désir. La démocratie est au service de la création des besoins. C'est donc une grande entéléchie autour du rien qui remplit tout, qui ne laisse aucune place vide. Au contraire, il semblerait que le vide ait été déplacé jusqu'à l'expérience la plus intime de la subjectivité. En même temps, la démocratie propose un renforcement délirant de l'ego. Un ego fort, fortifié et surtout personnel. Le narcissisme est chez lui. Augustin dit : "L'homme est l'individu. Les populations sont entièrement constituées d'un certain nombre d'individus personnels qui peuvent être comptés... L'État et le capital aspirent à cela dans les statistiques en soutenant l'unité et l'individualité". Tout cela a de profondes résonances avec les idéologies hygiénistes de l'auto-assistance, de la TCC, du DSM, etc.

Ce point me paraît fondamental, car il faudrait distinguer que le pari de la singularité fait par la psychanalyse, tel que mis en avant par Lacan, est précisément en opposition radicale avec cet idéal démocratique. La singularité se fonde sur le désir, le désir est une aliénation profonde, et consiste à rendre opérant ce vide. Dans le texte, il fait apparaître cette dimension de la singularité articulée à son idée du peuple. Le peuple comme distinct de la masse des individualités personnelles, le peuple comme "ce en quoi je ne suis pas qui je suis", accentuant ainsi l'expérience de la division subjective comme moteur de recherche générant un vide qui transperce tant la propagande démocratique sur le moi, la sécurité et le bonheur. Je trouve intéressant de situer la division subjective précisément là, dans les personnes, car on peut penser que pour elles cette singularité de chacun d'entre nous s'articule dans un engagement social. C'est en assumant notre division, voire en l'aimant, que nous pouvons générer la force du peuple, du moins c'est ainsi que je lis ses propos. Je considère que sa position est aussi celle du désir de psychanalyse, puisque sa prise en charge implique nécessairement un engagement social. C'est la fiction de la barrière entre le sujet et le social qui montre le nœud du sinthome, puisque la singularité la plus radicale est le lien social.

Agustín nous parle de sa propre singularité, de sa singularité qui rejette l'avenir, le bonheur social, la résignation et le cynisme. Dans son cas, il s'agit de l'activisme du contre. C'est pourquoi je pense que, comme il le dit, la lutte pour préserver le désir comme moteur de la singularité humaine se situe nécessairement contre la Démocratie.

Je recommande cette lecture fraîche, pleine d'idées qui, à l'époque, m'ont heurté comme elles le font pour son public. Il montre aussi quelque chose des effets sur la subjectivité, comment il y a 20 ans, les jeunes, dont j'étais, posaient des questions, cherchaient, confrontés à la mission de démonter un scénario qui promulguait encore la paix et le bonheur social. Aujourd'hui, le scénario est différent. Le mensonge est dévoilé, le monstre montre ses tripes. L'angoisse rôde sans complexe, en l'absence de symptômes pour y faire face. Mais peut-être que son exemple, celui d'un homme qui n'a jamais cédé à son désir, qui n'a jamais renoncé à penser avec courage, fournira quelques indices, quelques repères, pour continuer à danser sur la mort et sur la pulsion irrépressible de la dévastation humaine. La psychanalyse est là, ce Forum en est un exemple.

Irene Domínguez

https://colochosblog.wordpress.com/2013/08/08/contra-la-democracia-de-agustin-garcia-calvo/



Partager sur